« Voici le chalet, l’alpage,
Les bois, le torrent sauvage,
Doux abri,
Coin chéri,
Sous les bois, vert et fleuri! »
Juste Olivier, « Le Chalet », Œuvres choisies de Juste Olivier, 1879, II, pp. 450-451.
Le patrimoine
D’un chalet d’alpage à une résidence de famille
Avant de devenir l’Alpe chérie de Caroline et Juste Olivier, puis de leurs descendants, le chalet de Cergnement et son annexe furent un alpage permettant en été aux paysans des vallées de la Gryonne et de l’Avançon de s’arrêter pour quelques semaines avec leur bétail, lorsqu’ils montaient ou redescendaient des pâturages de haute montagne.
Si nous trouvons de nos jours deux bâtiments sur la parcelle, le plan cadastral de la commune levé en 1781, nous indique qu’un seul mazot existait alors à cet endroit. Le terrain appartient aux Ruchet, riche famille d’Aigle, depuis au moins 1678. L’épouse de Juste Olivier, Caroline Olivier née Ruchet en hérite en 1836.
Lorsqu’au mitan des années 1860, Caroline et Juste Olivier se décident à faire des lieux leur résidence estivale, deux chalets se trouvent sur la parcelle. Le premier, situé près de la route, abrite une grange, une étable et de petites pièces pour le vacher, alors que le second compte deux petites pièces au rez-de-chaussée, une salle plus grande servant d’écurie avec une petite grange au-dessus.
Peu après son passage en 1864 en compagnie de sa fille Thérèse (1843-1920) et de son fils Edouard (1837-1884), Juste écrit à Caroline, qui est restée à Paris (elle doit tenir la pension) en lui décrivant que : « J’ai trouvé Cergnement beaucoup plus beau que je ne m’en souvenais et même plus grand. On me dit qu’il a onze poses. C’est presque un petit domaine. Rien de plus facile que d’y arriver, la nouvelle route de Gryon est une des plus belles que je connaisse en ce genre, parfaitement facile et bien entretenue. De Gryon à nos chalets, il y a juste trois quarts d’heure … Enfin les enfants en ont été charmés. Pourra-t-il en résulter quelque chose au moins pour eux ? »
Bien que les mazots soient en mauvais état, le poète et ses enfants s’enthousiasment pour le lieu et contactent un cousin de Caroline, le juge Pierre-François Anex-Jussier, afin qu’il dirige la transformation du deuxième chalet, le plus éloigné de la route, en un lieu d’habitation. Caroline témoigne dans une lettre à un proche de cette décision prise à l’été 1864 : « Monsieur Olivier est resté un mois pendant lequel il a fait avec nos deux enfants un voyage de reconnaissance dans les montagnes de Bex où nous possédons un fort beau pâturage avec deux chalets dans un charmant endroit. Après avoir eu beaucoup de peine à pénétrer dans l’un d’eux, ils ont constaté les réparations à faire pour rendre ces chalets habitables par nous pendant six semaines d’été et dans ce moment nous négocions les réparations avec nos agents sur les lieux. »
Les transformations débutent en 1866 et se terminent pour le gros œuvre en 1868. Le premier chalet, celui du côté de la route est réparé, puis agrandi d’une annexe au nord-ouest pour servir d’écurie et étable à porcs ; le second, en direction de l’Avançon est reconstruit entièrement en pierre. Au final, la nouvelle masure compte sur deux étages six chambres à coucher, un salon, une cave, une cuisine et une galerie extérieure. A cette occasion, les jardins sont également aménagés et l’on tente même de faire pousser sur les lieux plusieurs espèces d’arbres étrangers à la région. Enfin, on commande et apporte sur place tout un mobilier et le train d’un ménage. C’est à Edouard Olivier, doué de qualités artistiques et qui s’installe aussi en Suisse après le déclenchement de la guerre franco-prussienne, que l’on doit les nombreuses fresques qui ornent l’intérieur des pièces du rez-de-chaussée et du premier étage de la demeure.
Elles rendent pour la plupart hommage aux œuvres de ses deux parents. La transformation et l’extension du modeste chalet seront si spectaculaires qu’au cours des premières années tant les habitants du pays que les touristes de passage y verront un bâtiment excentrique et les enfants de Juste et Caroline le surnommeront même ironiquement « Le manoir des Olivier ».
Le domaine ne perd pour autant sa vocation pastorale. Les pâturages et l’annexe du côté de la route resteront à l’amodiateur qui pouvait s’y loger dans une chambre et viendra y faire paître ses vaches chaque été. Du reste, la convention passée entre le fermier et les Olivier de 1865 stipule que : « Si M. Olivier ou ses hôtes se trouvaient en séjour à Cergnement dans le temps où on y conduit le troupeau, M. Olivier se réserve la faculté de pouvoir y acheter du fermier le lait, la crème, le beurre, le petit-lait et tous les autres produits de l’exploitation, dans la forme et la quantité qui lui conviendront, l’exception toutefois des fromages et sérés en pièces. Le prix d’achat sont fixés comme suit : le lait, 20 centimes le pot ; la crème, un franc le pot, le séré ferait 15 centimes l’assiette ; les autres produits seront taxés dans cette proportion. »
Le 25 juin 1868 à lieu en présence de la famille et des proches l’inauguration du chalet. Caroline et Juste y passeront leurs étés en compagnie de leurs enfants et de leurs conjoints.
Cergnement après Juste et Caroline Olivier
Après la mort des deux poètes, en 1876 et 1879, leurs enfants Edouard et Thérèse, devenue Bertrand par mariage, y séjournent. Thérèse et son mari en deviennent les seuls propriétaires en 1885 à la suite de la mort prématurée d’Edouard. En 1899, le couple Bertand-Olivier agrandit le chalet côté sud-ouest par une extension en bois comprenant une partie du salon et la grande chambre au-dessus.
En 1913, Cergnement échoit à l’avocat genevois Paul Des Gouttes qui avait épousé Marguerite l’une des filles d’Edouard. Paul Des Gouttes et sa femme veilleront durant plusieurs décennies sur les lieux et conserveront le souvenir de Caroline et Juste Olivier. C’est à eux que l’on doit l' »apponse », une nouvelle extension en bois au nord-ouest, comportant une cuisine au rez-de-chaussée avec deux chambres au premier étage. A la mort de Paul Des Gouttes en 1943, le domaine est géré par l’un de leur fils, René Des Gouttes et son épouse Jacqueline qui deviendront eux aussi les gardiens de la mémoire des lieux. De nos jours, l’arrière-arrière-petite-fille de Juste et Caroline Olivier, Dominque Olgiati-Des Gouttes en est la propriétaire et fait perdurer le souvenir des poètes en l’ouvrant au public et en créant l’Association Caroline et Juste Olivier à Cergnement-Gryon qui participe à la valorisation de ce patrimoine.
Un patrimoine unique
De 2019 à 2021, le chalet a été restauré et doté d’installations modernes (chauffage, isolation, eau, électricité grâce à des panneaux solaires) dans le respect des normes patrimoniales. En 2018, le site a été réévalué en note 2 (objet d’intérêt régional) par le Service des monuments historiques. Cette note se justifie par : « un intérêt à la fois architectural et historique. […]. La maison d’habitation, bien que relativement modeste, offre une grande authenticité ; elle conserve de nombreux aménagements d’origine, ainsi que du patrimoine mobilier témoignant de la vie estivale de ses occupants. […]. Les éléments les plus intéressants, à valeur documentaire, sont sans aucun doute les peintures et inscriptions murales de la salle de séjour (toutes en lien avec l’œuvre de Juste Olivier), à partir desquelles s’est construite la mythologie familiale. » Selon le même rapport, le reste des objets possède un intérêt d’ensemble, comme témoins de la manière dont « une famille plutôt bourgeoise du XIXe siècle investit physiquement, matériellement un habitat montagnard comme résidence secondaire. […]. La valeur historique, symbolique, voire mythologique de Cergnement repose avant-tout sur la personnalité des premiers propriétaires. »
La chambre de Caroline Olivier. Etat actuel. Photo Micaël Chevalley.
A lire
Recensement architectural du canton de Vaud, Fiche 214, 2018.
Jean OLIVIER, Cergnemin, Gryon et les Olivier, Genève : Imprimerie Kundig, 1955.
Denyse RAYMOND, Les maisons rurales du Canton de Vaud, tome 2 : Préalpes, Chablais, Lavaux, Bâle : Société suisse des traditions populaires, 2002, pp. 332-333.